13.

Anne-Marie Mayfair était assise très droite sur le canapé en skaï beige de la salle d’attente de l’hôpital. Mona l’aperçut tout de suite en entrant. Elle portait toujours sa tenue d’enterrement bleu marine et son habituel chemisier à jabot. Elle lisait une revue, jambes croisées, ses lunettes noires sur le bout du nez. Ses cheveux noirs retenus en arrière, son petit nez et sa petite bouche avaient quelque chose de charmant. Ses grosses lunettes lui donnaient un air à la fois stupide et intelligent.

Elle leva les yeux vers Mona, qui lui planta un baiser sur la joue et s’affala à côté d’elle.

— Ryan t’a appelée ? demanda Anne-Marie à voix basse.

Il n’y avait pas grand monde dans le couloir brillamment éclairé. Les portes de l’ascenseur s’ouvrirent et se refermèrent dans un renfoncement éloigné. Le comptoir d’accueil était vide.

— Tu veux dire pour mère ? demanda Mona.

Elle détestait cet endroit. Lorsqu’elle serait un riche magnat de la finance, avec des fonds de placement dans tous les secteurs économiques, elle s’intéresserait à la décoration afin d’égayer les lieux aseptisés et froids comme celui-ci. Puis elle pensa à Mayfair Médical. Il fallait que ce projet avance. Il fallait qu’elle aide Ryan. Il n’avait pas le droit de la tenir à l’écart. Elle en parlerait à Pierce dès le lendemain. Et aussi à Michael, dès qu’il se sentirait un peu mieux.

Elle regarda Anne-Marie.

— Ryan m’a dit que mère était là.

— Oui, elle est là. D’après les infirmières, elle croit qu’on veut la faire interner définitivement. C’est ce qu’elle leur a dit ce matin quand on l’a amenée ici. On lui a fait une piqûre et elle dort toujours. L’infirmière m’appellera si elle se réveille. Non, ce que je, voulais savoir c’était si Ryan t’avait prévenue pour Édith.

— Non, qu’est-ce qui lui est arrivé ?

Elle connaissait à peine Édith. C’était une petite-fille de Lauren, une espèce de recluse timide et agressive qui vivait à Esplanade Avenue, passait tout son temps avec ses chats et ne sortait jamais de chez elle.

Anne-Marie se redressa, posa la revue sur la table et remonta ses lunettes devant ses jolis yeux.

— Édith est morte cet après-midi d’une hémorragie. Comme Gifford. Ryan a demandé qu’aucune femme de la famille ne reste seule. Ce pourrait être un problème génétique. Nous devons rester en permanence au milieu de gens. Comme ça, s’il se passe quelque chose, nous pourrons appeler à l’aide. Édith était seule, comme Gifford.

— Tu plaisantes ou quoi ? Édith Mayfair est morte ? C’est vrai ce que tu me racontes ?

— Oui, tu peux me croire. C’est horrible pour Lauren. Elle est allée chez Édith pour la réprimander de ne pas être allée aux obsèques de Gifford et elle l’a trouvée par terre dans la salle de bains. Elle s’était vidée de son sang. Et ses chats étaient en train de le lécher.

Mona resta muette un moment. Elle devait réfléchir. Pas seulement sur ce qu’elle savait mais sur ce qu’elle pouvait révéler aux autres et à quelle fin. Elle était sous le choc.

— Tu dis qu’elle a aussi souffert d’une hémorragie utérine ?

— Oui, on a parlé de fausse couche. Connaissant Édith, je n’y crois pas. Pour Gifford non plus. Ni l’une ni l’autre ne pouvait être enceinte. Ils vont effectuer une autopsie, cette fois. La famille s’est enfin décidée à faire autre chose que brûler des cierges et prier en se regardant de travers.

— C’est une bonne chose, dit Mona d’une voix sourde.

Elle rentra en elle-même en espérant que sa cousine allait se taire un instant. Rien à faire.

— Tu sais, tout le monde est complètement bouleversé. Mais nous devons suivre les instructions. On peut très bien faire une hémorragie sans qu’il s’agisse de fausse couche, évidemment. Mais ne reste jamais seule. Si tu ne te sens pas bien, il faut qu’il y ait quelqu’un près de toi pour te porter secours.

Mona acquiesça et parcourut du regard les murs nus, les rares panneaux et les gros cendriers cylindriques remplis de sable. Une demi-heure plus tôt, elle avait été réveillée par une odeur, et une musique venant du Victrola. Elle revit la porte-fenêtre ouverte et, dehors, la nuit, les ifs et les chênes sombres. Elle essaya de se rappeler l’odeur.

— Dis-moi quelque chose, ma fille, implora Anne-Marie. Je suis inquiète pour toi.

— Mais je vais très bien ! Je suis d’accord pour suivre le conseil. Aucune de nous ne doit rester seule, qu’on ait des raisons de croire qu’on est enceinte ou pas. Tu as raison. Maintenant je monte voir mère.

 

Les portes de l’ascenseur s’ouvrirent sur le septième étage. Les Mayfair disposaient à cet étage d’un appartement composé d’une chambre, d’un salon et d’une cuisine dans laquelle ils pouvaient préparer leur café ou tenir leurs glaces au frais. Alicia y avait déjà fait quatre séjours : déshydratation, malnutrition, cheville cassée et tentative de suicide. Elle s’était juré de ne plus y remettre les pieds.

Mona parcourut le couloir sur la pointe des pieds. Elle sentit l’odeur dès qu’elle eut atteint la double porte de l’aile Septième Étage Ouest. C’était bien ça. Exactement la même odeur.

Elle s’arrêta, prit une profonde inspiration et se rendit compte que, pour la première fois de sa vie, elle avait vraiment peur. La tête penchée, elle réfléchit. Il y avait une sortie par l’escalier, une porte devant elle, une autre sortie de l’autre côté du hall et des gens au comptoir d’accueil.

Si Michael avait été là, elle aurait poussé la porte pour voir si celui qui avait laissé cette odeur était encore dans l’escalier.

Mais l’odeur n’était plus très forte. Elle s’estompait. Au moment où elle se reprochait de ne pas avoir le cran d’ouvrir cette porte, un jeune médecin s’engagea dans le couloir. Derrière lui, le palier était désert. Mais cela ne signifiait pas que personne ne se cachait au-dessus ou en dessous. Mona prit à nouveau une profonde inspiration. Quelle odeur sensuelle et délicieuse ! Qu’est-ce que ça pouvait bien être ?

Elle poussa le double battant et entra dans le hall. L’odeur se renforça. Trois infirmières assises étaient en train d’écrire dans un îlot de lumière, entourées d’un haut comptoir en bois. Aucune ne vit Mona passer et s’engager dans l’étroit couloir. L’odeur y était très forte.

— Mon Dieu ! Ce n’est pas possible, murmura Mona.

Elle regarda les rangées de portes sur sa gauche et sur sa droite mais, avant même qu’elle n’aperçoive la pancarte « Alicia (CeeCee) Mayfair », l’odeur l’avait guidée vers la bonne chambre.

Elle était plongée dans le noir. Son unique fenêtre donnait sur un puits d’aération. La femme immobile sous les draps blancs avait la tête contre le mur. À travers la lucarne de la porte, Mona aperçut un petit appareil numérique indiquant le niveau du goutte-à-goutte : un sac de glucose en plastique, transparent comme le verre, dont le contenu passait dans un minuscule tube aboutissant à une canule plantée dans la main droite de sa mère, sous une masse de ruban adhésif.

Mona poussa la porte en grand afin d’apercevoir la salle de bains sur la droite. Lavabo en porcelaine. Bac à douche vide. Elle examina rapidement le reste de la pièce puis se retourna vers le lit, certaine d’être seule avec sa mère.

Le profil de sa mère ressemblait étonnamment à celui de Gifford dans son cercueil. Son visage émacié, tout en angles, reposait sur un large oreiller moelleux.

Les draps formaient un monticule au-dessus du corps. Ils étaient tout blancs, à l’exception d’une minuscule tache rouge irrégulière en plein milieu, juste à côté de la main inerte.

Mona s’approcha, prit la barre de chrome du lit de la main gauche et toucha la tache rouge. Très humide. Tandis qu’elle l’observait, la tache sembla s’agrandir. Mona tira le drap de sous le bras de sa mère. Alicia ne bougea pas. Elle était morte. Il y avait du sang partout. Le lit en était maculé.

Il y eut un bruit derrière elle. Puis une voix féminine peu aimable se fit entendre.

— Ne la réveillez pas ! Nous avons eu toutes les peines du monde à la calmer ce matin.

— Vous avez vérifié ses signes vitaux, récemment ? demanda Mona en se tournant vers la femme.

Celle-ci venait d’apercevoir le sang.

— Aucun risque de la réveiller, à mon avis, reprit Mona. Veuillez appeler ma cousine Anne-Marie. Elle est dans la salle d’attente. Dites-lui de venir immédiatement.

L’infirmière était une vieille femme. Elle prit la main de la morte, la reposa tout de suite, s’éloigna du lit à reculons et quitta la pièce.

— Attendez ! dit Mona. Vous avez vu quelqu’un entrer ici ?

Mais elle savait que sa question était inutile. Cette femme avait trop peur des reproches pour lui répondre honnêtement. Mona la suivit et la regarda se hâter vers le bureau, aussi vite qu’on pouvait marcher sans courir. Puis elle retourna près du lit.

Elle toucha la main de sa mère. Pas encore glacée. Elle poussa un long soupir, se pencha sur le lit, écarta les cheveux noirs du visage de sa mère et l’embrassa. La joue avait encore un soupçon de chaleur mais le front était froid.

Un instant plus tard, la chambre était remplie de blouses blanches. Dans le hall, Anne-Marie s’essuyait les yeux avec un mouchoir en papier. Mona s’enfuit.

Elle resta un long moment dans le bureau des infirmières à écouter ce qui se passait. On avait appelé un interne pour qu’il vienne constater le décès. Il serait là dans vingt minutes. Il était plus de 8 heures du soir. En attendant, on avait fait appeler le médecin de famille. Et Ryan, bien entendu. Pauvre Ryan. Que Dieu lui vienne en aide. Le téléphone n’arrêtait pas de sonner. Et Lauren ? Dans quel état était-elle ?

Mona sortit dans le hall. La porte de l’ascenseur s’ouvrit sur le jeune interne qu’elle avait vu à son arrivée. On aurait dit un gamin. Difficile de croire qu’il avait suffisamment d’expérience pour savoir si quelqu’un était mort. Il passa devant elle sans lui prêter attention.

Hagarde, Mona redescendit dans la salle d’attente et sortit de l’hôpital. Le bâtiment se trouvait dans Prytania Street, à un pâté de maisons de Saint Charles et d’Amelia, là où elle vivait. Elle marcha lentement, sous la lumière des réverbères, en réfléchissant tranquillement.

— Je ne veux plus porter ce genre de robe, dit-elle à voix haute en atteignant l’angle de la rue. Non. Le moment est venu de mettre une croix sur cette robe et ce ruban.

De l’autre côté de la rue, sa maison était exceptionnellement éclairée. Des gens descendaient de voitures. C’était à nouveau la mobilisation générale.

Plusieurs Mayfair l’avaient aperçue. L’un d’eux pointait le doigt vers elle. Quelqu’un se précipita pour l’attendre au coin de la rue comme si cela pouvait l’empêcher de se faire écraser en traversant.

— Non, je n’aime plus ces vêtements, dit-elle à voix basse en traversant. Terminé. J’en ai ras le bol.

— Mona, ma chérie ! s’exclama le cousin Gerald.

— Je sais que ce n’était qu’une question de temps, dit-elle. Mais j’étais loin de me douter qu’elles allaient mourir toutes les deux en même temps.

Elle passa devant Gerald et les Mayfair qui se pressaient près de la grille et dans l’allée.

— Ne vous occupez pas de moi, lança-t-elle à ceux qui voulaient lui dire quelques mots. Il faut que j’enlève ces vêtements ridicules.

 

L'heure des Sorcières
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